Didier Huc - Stratégie
De la complexité à la clarté décisionnelle
Réflexion stratégique 7 novembre 2025 Temps de lecture : 7 minutes

IA Washing : quand l'illusion remplace la stratégie

Hier matin, conseil d'administration d'une PME de services. Cinq ans de collaboration, je connais la maison par cœur. Le sujet sur la table ? Remplacer leur CRM qui commence à dater. Techniquement, la bête tient encore la route. Mais côté données ? C'est Verdun après la bataille. Les commerciaux ont transformé l'outil en cahier de brouillon numérique - chacun ses méthodes, chacun sa cuisine, et le plus important on ne se parle pas... évidemment sinon ça serait pas drôle.

Trois prestataires défilent. Une heure chacun. Le pitch ? Du copié-collé avec variantes mineures. "Notre solution dopée à l'IA va révolutionner ton approche client." Vitesse de traitement, analyse prédictive, tableaux de bord temps réel. Le grand jeu.

Pas un seul n'a posé LA question. Celle qui fait mal : "Vos commerciaux, là, ceux qui remplissent les fiches client entre deux cafés et trois coups de fil... comment on va les convaincre de structurer leurs données ?"

Silence dans la salle. C'est ça, l'IA washing version 2025.

Le pitch qu'on te sert avec le café

Les trois solutions ? Du clonage mal déguisé. Même Pauvrepoint, mêmes promesses. "Notre IA analyse les conversations en temps réel." "Extraction automatique des signaux faibles." "Dashboard intelligent auto-adaptatif."

Ça brille, ça clignote, il ne manque que le roulement de tambour après chaque idée choc... C'est Pinder presque en mieux. Le board est sous le choc ! Mais quand tu demandes comment transformer les notes griffonnées de Michel (20 ans de boîte, carnet Rhodia toujours en poche) en données structurées exploitables... là, c'est le grand blanc. Pas dans le script.

Normal. La vraie réponse, celle qu'ils ne diront jamais : "C'est ton problème, pas le nôtre. Nous, on vend la Ferrari. Si tu mets du gasoil dedans, c'est pas notre faute."

Le secret qu'on ne murmure pas : les Input (..tain de moine)

Pour les peu anglicistes comme moi : Input = ce que tu vas entrer comme données dans ton système, quand ? comment ? sous quelle forme ?

ChatGPT, Claude, Mistral... c'est comme choisir entre une Audi et une Mercedes. Chacun ses petites spécificités, ses options, son tableau de bord. Mais au final ? Si tu mets de l'Orangina dans le réservoir, même la meilleure des bagnoles te laissera sur le bord de la route.

Garbage in, garbage out. Les Américains ont inventé l'expression dans les années 70. Elle n'a jamais été aussi vraie. Tu donnes des données propres à un LLM basique, tu obtiens du résultat exploitable. Tu balances les détritus du fond de ta poubelle dans GPT-4... tu récupères des détritus bien rangés et dorés à l'or fin. Mais ce sont toujours des détritus qui finiront devine où ?

Les trois mousquetaires du pitch de ce matin ? Ils parlaient puissance de calcul, algorithmes révolutionnaires. Personne n'a chiffré le temps nécessaire pour nettoyer les écuries d'Augias de leurs données. C'est ça, le vrai boulot. Celui qui est difficile à vendre (et éventuellement à faire accepter).

Le colosse aux pieds d'argile : quand le facteur humain torpille la technologie

Deux vérités que les vendeurs de solutions planquent sous le tapis.

Première vérité : le travail de forçat invisible. Avant qu'une IA puisse exploiter une conversation client, faut la nettoyer. Supprimer les redondances, structurer l'informe, valider la cohérence. C'est 70% du travail réel. Sauf que c'est pas sexy à vendre. "On va passer deux mois à trier tes données" versus "Notre IA révolutionnaire va transformer ton business" - devine ce qui passe mieux en comité de direction ?

Deuxième vérité : le mur humain. Un commercial qui sort d'un rendez-vous à Toulouse, il a son feeling. "Le client a dit oui mais il était pas convaincu." "Elle parle budget serré mais elle signera si on insiste." Quinze ans de métier, ça ne se code pas. Et même si c'était possible, Jean-Michel ne va pas passer 20 minutes après chaque rendez-vous à structurer ses impressions pour nourrir la machine.

Pourquoi ? Parce que le flou, c'est confortable. C'est gratuit. Ça demande zéro effort. La rigueur, c'est du travail non facturable. Dans une PME où tout le monde court après le chiffre, devine ce qui passe à la trappe ?

Les prestataires le savent. Vendre une solution clé en main à 25, 50, 100 ou tant de K€, c'est de la belle marge. Accompagner vraiment le client dans la transformation de ses pratiques ? C'est du conseil, du temps homme, de la marge réduite. Le choix est vite fait.

Les chiffres qui font mal au portefeuille

Parlons ROI, puisque c'est ça qui intéresse vraiment.

Quand tu as lâché un gros chèque pour te doter du "game changer". Tu espères 40% de productivité, des cycles de vente raccourcis, une vision claire de ton flux commercial.

Sauf que tes données d'entrée, c'est toujours le même foutoir. L'IA mouline, sort des rapports qui ont l'air intelligent. Mais au fond, tu sais que c'est construit sur du sable. Alors tu continues à te fier à ton instinct. Et tu te demandes pourquoi tu as cramé tout ce fric.

Tu veux des stats ? Gartner 2023 : 85% des projets IA en PME ne délivrent pas le ROI attendu. Pas à cause de la technologie. À cause des données pourries en entrée.

Salesforce l'a admis à Dreamforce : 60% des échecs CRM = problèmes de qualité de données. Pas de bug logiciel. Des données merdiques.

Notre PME de ce matin ? Son nouveau CRM IA aura le même problème que l'ancien. Les commerciaux ne changeront pas leurs habitudes du jour au lendemain. Sauf qu'au lieu de perdre l'info, l'IA va la déformer et la présenter comme vérité absolue. C'est pire : du faux avec un vernis de certitude, quand on est "câblé IA" on dit un Faux Positif... (misère !)

Ma conclusion

Avant de signer un chèque pour une solution IA, trois questions. Simples. Directes. Sans bullshit.

Un : Tu sais vraiment d'où viennent tes données ? Qui les produit, comment, avec quelle fiabilité ? Si tu réponds "en gros", arrête tout. T'es pas prêt.

Deux : T'as budgété le vrai travail préparatoire ? Deux mois minimum de nettoyage, structuration, formation. Si c'est pas dans ton budget, tu fonces dans le mur.

Trois : T'as un capitaine d'équipe en interne qui va s'assurer que tes troupes changent vraiment leurs pratiques ? Sans ça, l'IA va juste amplifier tes problèmes actuels, avec un effet loupe.

Le prestataire qui te promet monts et merveilles en deux semaines, il te prend pour un pigeon. Celui qui te dit "on commence par deux mois de travail de fond sur tes données et tes process", celui-là mérite qu'on l'écoute.

L'IA, c'est le moteur. Les données, c'est le carburant. Tu peux avoir le meilleur moteur du monde, si tu mets de la piquette dedans, tu n'iras nulle part. Les trois zigotos de ce matin n'ont parlé que du moteur.

C'est pour ça que je reste sur le quai, les mains dans les poches, en les regardant appareiller vers leur naufrage annoncé.

Cette réflexion fait écho à vos défis de dirigeant ?

Échangeons sur vos enjeux

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